• Chanson dégagée

     

     

     

    « Chanson dégagée

     

     

     

     

     

    Y en a qui voudraient que je porte

     

    Une oriflamme ou un couteau,

     

    Que je crie et que je m'emporte,

     

    Mais faudrait qu'ils se lèvent tôt.

     

    Il y a quinze ans et des poussières

     

    Peut-être je leur aurais plu.

     

    J'ai pleuré pour ma vie entière,

     

    Maintenant je ne pleure plus.

     

    Oui, mais moi, quand j'avais quinze ans,

     

    Quand on me parlait de justice,

     

    J'entrevoyais un précipice,

     

    Et puis je pleurais tant et tant.

     

    Quand on me disait liberté,

     

    Je mordais mon poing et ma peine.

     

    Alors, tu vois, c'est pas la veine;

     

    Il me semble que j'ai changé.

     

     

     

    Y en a qui voudraient que je chante

     

    Des grands sujets, des grands machines,

     

    Mais pour la chanson méritante,

     

    J'ai pas 1e souffle et pas l'entrain.

     

    Quand on en a pris plein la gueule,

     

    On hésite à recommencer.

     

    J'aime mieux me chanter toute seule

     

    Ma petite chanson dégagée.

     

    Et maintenant que me voilà,

     

    Quand on me parle de courage,

     

    Je manque m'étrangler de rage

     

    Mais je ne pleure plus, tu vois.

     

    Je crois bien même que je ris,

     

    Mais c'est un rire qui me brûle

     

    Et peu à peu la joie recule.

     

    Pauvre de moi, que j'ai vieilli!

     

     

     

    Ils croient donc qu'avec des paroles,

     

    On peut changer le genre humain.

     

    Ils pensent que je suis bien folle

     

    D'aimer ceux que j'ai sous la main.

     

    Si je sais rien faire d'autre

     

    Qu'aimer, aimer et le chanter,

     

    Pourquoi faire le bon apôtre

     

    En faisant semblant de penser?

     

    J'avais quinze ans et j'en pleurais,

     

    Mais j'ai grandi, et c'est bien triste.

     

    Tu vois pourtant, rien ne résiste,

     

    Je ne pleurerai plus jamais.

     

    Mais j'oublierai, mais j'oublierai

     

    Jusqu'aux anciennes meurtrissures,

     

    Et tu verras, et j'en suis sûre:

     

    C'est à ce prix que je vivrai. »

     

     

     

    Anne Sylvestre

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