• Le lecteur

    "Non seulement lire n'est pas sans risque, mais c'est une passion invalidante. Elle rend dure de la feuille ("Quand tu auras fini de lire, ça ne t'ennuierait pas trop d'aller acheter une salade ?" -- ";;;"). Seuls les furieux sifflements de la cocotte-minute arrivent à tirer le lecteur de sa surdité élective. Les carottes peuvent brûler, il ne sent rien (syndrome d'anosmie temporaire).

    La lecture rend insomniaque. Le lecteur rate délibérément le "train du sommeil" (qui ne passe que toutes les deux heures) plutôt que d'abandonner son chapitre. Assis sur la cuvette des cabinets ou le bidet pour ne pas déranger son conjoint (personnellement, j'ai installé un fauteuil dans la salle de bains), il oublie le temps et laisse filer la nuit, volant de page en page. Il prétendra toujours que, victime d'une insomnie, il a lu kusqu'à l'aube et n'admettra jamais que la lecture lui a fait perdre le sommeil.

    Le lecteur est capable de se crever les yeux à la lumière mourante d'une lampe de poche, d'un réverbère, d'un néon clignotant, d'une veilleuse de voiture, d'une bougie. Il binocle souvent jeune.

    Le lecteur est émotif. Il passe du rire aux larmes. J'ai dû me dissimuler derrière "Un petit tour dans l'Hindou Kouch" d'Eric Newby pour cacher ma tonitruante hilarité (et faire accessoirement connaître à mes voisins le titre de cette merveille). Je pleure de chagrin sans vergogne ; quand le héros meurt, mon coeur lui aussi cesse de battre.

    Le lecteur est versatile, il enchaîne le classique au polar, la sociologie au livre de voyage, le récit historique au livre de cuisine, le recueil de correspondance à la saga. (...)

    Comment le lecteur peut-il emmagasiner tout ça ? Il n'emmagasine pas. Il est amnésique. Un clou chasse l'autre. Pour limiter les dégâts de l'oubli, il note ce qu'il lit. Mais il oublie de noter pendant des semaines et ne se souviendra jamais dans quel roman il a lu une étonnante critique de l'exposition "Le sexe de l'art" (Ah ça me revient, c'est dans "Moloch" de Thierry Jonquet). Il a oublié quel est le thème de "Comme à la guerre" de Norman Lewis, n'a qu'un vague souvenir de "Lhomme est un grand faisan sur terre" de Herta Müller. Inutile de s'étendre : Süskind décrit tout cela de manière irrésistible dans un article paru dans... ? repris dans...? Je jure que je ne le fais pas exprès. J'ai un trou. Et impossible de retrouver le bouquin dans mon foutoir."

    "Bouquiner" d'Annie François

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